Inde : le géant aux 2 visages

L'Union Indienne, comme la Chine ou le Brésil, connaît un taux de croissance record : près de 10 % par an. Mais pour ce géant de 1,1 milliard d'habitants, c'est au prix de fractures sociales croissantes qui risquent de devenir explosives. Surtout pour une paysannerie encore très majoritaire dans le pays.

Emergents, C'est le terme désormais officiel pour qualifier ces pays naguère, d'un mot plus imagé, les « dragons ». L'Inde, la Chine, la Corée du sud, le Brésil, et quelques autres, qui entendent décoller d'un état de sous-développement, parler d'égal à égal avec l'Occident européen et nord-américain, et venir lui contester ses terrains de chasses économiques. Leur évolution se caractérise par une croissance rapide, la prospérité de secteurs de pointe, notamment en technologies informatiques et en pharmacie, l'efficacité industrielle, la conquête de zones d'influence extérieures, et par la naissance d'une classe moyenne pressée d'atteindre les mêmes exigences matérielles que les classes moyennes occidentales.

Mais aussi par l'élargissement d'un gouffre social entre la frange des bénéficiaires de la mondialisation et une énorme masse humaine confinée dans un état de précarité, parfois à la limite de la simple survie. L'Inde, « la plus grande démocratie du monde », selon un cliché cher aux commentateurs internationaux, est probablement le cas le plus spectaculaire de cette fracture sociale qui prend de plus en plus des aspects de gouffre.

Malnutrition et suicides de paysans.

Quelques chiffres. La croissance indienne est proche des 10% par an, un record, à égalité avec la croissance chinoise. Mais plus de 80% de la population vit avec moins de 2 euros par habitant et par jour. Alka Parikh, professeur d'économie agricole et rurale à l'université de Bombay, estime que la moitié de la population indienne vit en état de malnutrition.

Résultat : un exode massif vers les villes, avec une croissance exponentielle des favelas, des bidonvilles et des sans-toit ; et dans les campagnes un phénomène qui devient massif : les suicides de paysans, étranglés par les crédits usuraires (jusqu'à 50% de taux d'intérêt). Estimation officielle, il y en aurait eu plus de 150 000 depuis le début de ce siècle.

Le pays était parvenu à l'autosuffisance alimentaire dans la décennie 1960-70. Encore dans l'enthousiasme de la jeune indépendance (1947), le pandit Jawaharlal Nehru, Premier ministre de l'époque de la Tricontinentale (1) en même temps que l'Egyptien Gamal Abdel Nasser et le Yougoslave Josip Broz Tito avait lancé à cette époque la « Révolution verte », un grand programme de modernisation agraire, géré par le pouvoir central. Mais un modèle articulé sur des domaines, gourmands en capital et en intrants, orienté vers les cultures et le marché international, qui avait laissé hors course la masse de la paysannerie et les productions vivrières. La démographie a fait le reste : plus  18 millions de bouches de plus à nourrir chaque année. Et le pays est  redevenu déficitaire au début des années 2000, ce qui a conduit le gouvernement fédéral à interdire l'exportation de riz. Et plus globalement, à en croire la presse indienne et internationale, à porter un regard nouveau sur ses priorités économiques. Et notamment à envisager l'idée d'une politique planifiée - mot quasi-obscène par ces temps de sacralisation du marché- de développement agricole.

Ce qui n'est pas vendu le soir est jeté

Il y a du pain sur la planche. L'agriculture emploie 60% de la population active (à comparer avec les 5% français, l'un des plus fort taux de l'Union Européenne), et la moyenne des exploitations se situe autour d'un hectare. Avec une production majoritairement autarcique ; exemple : le lait, dont l'Inde est le premier producteur mondial, est autoconsommé à plus de 50%. Premier besoin : un financement du développement agricole, qui élimine la domination des usuriers et permettre par le crédit une politique de développement rural. Mais les banques ne sont pas intéressées : l'investissement agricole n'est pas rentable. Et le gouvernement fédéral ne consacre, chiffre officiel, que 2% de son budget aux zones rurales.

Ce n'est pas là le seul obstacle. Toujours selon les chiffres officiels, la production agricole indienne se perd à 40%, faute d'un aval organisé. Faiblesse des capacités de stockage, pas de chaîne de froid, encore moins de transformation agro-alimentaire ; alors que les lieux de consommation sont généralement loin des lieux de production, et que l'état des transports ne permet pas un approvisionnement rapide des villes. Enfin le commerce alimentaire urbain même si les grandes villes ont vu apparaître quelques hypermarchés, est assuré pour l'essentiel par de petits vendeurs de rue, installés sur les trottoirs et aux carrefours, qui vont s'approvisionner chichement le matin au marché de gros, et qui ne disposent pas d'entrepôts. Ce qui n'est pas vendu le soir est jeté. Ce sont, dit-on, les célèbres vaches familières des villes indiennes, qui s'en nourrissent et contribuent ainsi au nettoyage des quartiers populaires avec les chiens errants, qui cohabitent en neutralité avec leurs voisins humains sans domicile fixe.

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Villages tribaux et coopératives

Autre problème crucial, la vulgarisation. L'Inde a un secteur de recherches agronomiques performant, dont les travaux sont internationalement appréciés. Mais ces travaux ne descendent pas jusqu'au terrain, faute de structures de transmission et d'encadrement professionnel. « La grande faiblesse de la paysannerie, c'est qu'elle n'est pas organisée, et ne parvient pas à jouer un rôle actif », résume Suresh Gokhale, directeur de recherche au BAIF, le Bharatrya Agro Industrie Foundation.

Le BAIF est une organisation non-gouvernementale de terrain, créée en 1967, et qui se donne pour objectif la formation et la diffusion d'un savoir-faire de base économique et technologique, notamment dans les zones isolées et semi-désertiques des « villages tribaux ». Dans les campagnes où le capital le plus précieux - et souvent le seul - est la vache, il met un accent particulier sur l'amélioration génétique, la santé animale et le contrôle laitier. L'insémination artificielle a permis un développement des croisements des races locales, les zébus Sahival et Tarparke, et des races laitières européennes notamment la Brune suisse et la Holstein.

Le centre de production des semences du BAIF, à Proona, qui est dans l'Etat central du Maharastra la capitale intellectuelle et scientifique du pays, produit chaque année 1,6 million de doses, qu'elle diffuse elle-même par des opérateurs privés, ou, des coopératives de villages ; lesquelles assurent actuellement, selon le NDDB, (National Dairy Development Board, bureau de développement laitier) quelque 15% de cette activité, pour 10% de la production laitière nationale.  « La structure coopérative permet une collecte plus efficace dans les régions de petites structures, où le troupeau se résume souvent à deux ou trois vaches, et une meilleure rémunération des paysans »affirme la présidente du NDDB Amrita Pastel qui regrette « les résistances gouvernementales à l'extension système coopératif ». « Il n'y a, précise-t-elle, aucune injection de l'Etat dans ce secteur ».

Agriculture de rente ou vivrière?

Globalement, les avis des techniciens et responsables convergent : l'Inde hésite entre le choix d'une agriculture de rente, axée sur le commerce international, et celui d'une agriculture vivrière, économe en intrants et en capitaux, mais mieux à même selon eux d'assurer l'alimentation et la promotion de l'énorme masse paysanne et rurale. Une condition indispensable pour lutter contre les exodes massifs qui ont déjà largement clochardisé les villes indiennes. Avec ce que cela implique de risque d'émeutes de la faim et d'explosions sociales. Les « oubliés de la croissance », selon l'expression couramment entendue, représentent les deux tiers de la population. Et l'Inde, contrairement à l'image de sérénité et de non-violence qu'a durablement laissée le Mahatma Gandhi, est souvent un pays violent.

L'histoire n'a certainement pas dit son dernier mot.

(1) La rencontre connue sous le nom de tricontinentale s'est tenue à La Havane du 3 au15 janvier 1966, dans la lignée du mouvement des Non Alignés né à Bandung en avril 1955.

Reportage réalisé à l'occasion d'un voyage organisé en Inde par l'Association française des journalistes agricoles (Afja) et publié dans le journal  « la terre »